Il fallut se faufiler au creux d’une ruelle des plus glauques et y trouver l’un des nombreux terriers de Suigara pour atteindre le point de rendez-vous. Maintenant qu’il s’était rendu à l’endroit indiqué, Sainan se dit que le trouver était en soi une preuve de bonne volonté, qu’on attendait probablement de lui. Oh le jeune homme était désormais familier des pratiques Oi-nin, des jeux de pistes permanents. Il était d’ailleurs on ne peut plus rassurant que l’un des agents de Kiri les mieux implantés au Marché Noir soit correctement dissimulé. Le Chuunin parcourut une dernière fois le parchemin qui lui avait été donné au Village, et hésita un temps avant de s’aventurer au milieu des amas de déchets puants. L’un des sacs de détritus portait une petite tâche bleutée, et semblait étonnement lourd lorsqu’il fallut le soulever. Sainan vérifia autour de lui, parfaitement dissimulé dans les ombres de la rue, enfermé dans ses vêtements noirs de jais. Personne ne semblait l’avoir suivi. Rapidement il ouvrit le sac et s’y faufila entièrement. La trappe était bien là, cachée sous un leurre-poubelle et il l’ouvrit avant de disparaître sous l’amoncellement d’ordures.

Tandis qu’il descendait l’échelle dans un noir des plus complets, Sainan pouvait entendre le brouhaha d’Ishigaki. Dehors, bon nombre de commerces des plus douteux trouvaient ici pignon sur rue. D’ailleurs, les Villages Cachés déguisaient parfois une hypocrisie véritable dans leur traque de la contrebande. Combien de fois les grands Villages militaires avaient-ils eu recours aux services noirs de l’allée de Suigara… Probablement bien plus qu’on ne pouvait le penser. Sainan s’était fait aux précautions d’usage, il se savait en danger permanent ici. Il avait donc caché son insigne Shinobi sous la robe à capuche épaisse dont il était paré, et s’était fait une ombre, comme tant d’autres ici bas. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il ne se soit pas trompé de caveau, sans quoi il ne serait peut-être bientôt plus question de s’étonner du contraire.

Le jeune homme toucha pied au sol. Celui-ci semblait être composé de dalles de pierre très humides. Il se retourna et put voir une petite lueur au fond d’un couloir. Discrètement il s’y dirigea. Il ne fit plus aucun doute qu’une bougie éclairait les lieux, offrant des jeux d’ombres fugaces contre les parois ténébreuses alentours. Visiblement les indications avaient été les bonnes. Sainan se rappelait avoir travaillé avec elle lors de sa première mission de formation au sein des rangs Oi-nin. La rencontre avait été brève, on lui avait fait comprendre qu’elle agissait toujours seule, qu’elle n’aimait que trop peu le travail d’équipe. De toute façon, sa personnalité était bien trop instable et volatile pour pouvoir l’intégrer consciencieusement au sein d’une quelconque unité synergique.

L’Aisu commença à marcher d’un train normal, cessant ses pas feutrés. Il était de toute façon déjà repéré. La femme le regardait de loin, le fixant sans la moindre émotion dans le visage. Tout son caractère, toutes ses humeurs et ses facettes semblaient avoir quitté son fasciés et s’être métamorphosées sur ses peintures et objets d’apparats absurdes. Elle ne semblait plus que l’hôtesse d’une aura de folie affichée, un avatar de démence. Lorsque Sainan fut en face du bureau en bois derrière lequel elle était assise, elle fit un mouvement de recul pour s’adosser contre sa chaise, le dévisageant toujours de part en part. Puis, sans crier gare, elle se leva brutalement et jeta deux dés sur la table, tandis qu’elle terminait un bon qui l’amena à s’accroupir dessus. Elle ramassa les dés, et sembla les contempler quelques secondes.

[L’As de Pique] « Si tu devais être un chiffre, lequel te définirait le mieux selon toi ? »

Il se demanda un instant où elle souhaitait en venir, et se laissa répondre pour ne pas froisser leurs premiers échanges.

[Sainan] « Le 6, je le trouve esthétique, et il est tourné vers le ciel…

[L’As de Pique] – L’augure, te dit être le 8. La frontière est ténue entre le 8 et le 6. Cherche. Et tu pourras peut-être un jour boucler la boucle. Le 8 est signe de renouveau et d’éternité, je te souhaite que cette infinité soit des plus louables. J’ai vu des huit perpétuer dans le mal. »

La Femme passa du coq à l’âne sans vraiment que sa voix puisse l’indiquer.

[L’As de Pique] « J’espère que tu trouves mon repère chaleureux. Hautement significatif n’est-ce pas ? J’ai eu l’idée moi-même… Rares sont ceux qui acceptent de fouiller dans les poubelles pour trouver ce qu’ils cherchent. Et pourtant, Suigara n’est ni plus ni moins qu’une poubelle à ciel ouvert, un endroit où tout s’entasse, et où chacun n’est qu’un cafard bouseux récoltant son excrément pour son compte. Enfin, j’imagine que l’on t’a indiqué ma position, puisqu’on m’a demandé d’y être présente… Oi-nin c’est bien ça ? Tu réponds donc au nom de Givrecoeur auprès de ceux qui ont, comme moi, dû perdre leur identité. Enfin qu’importe, tu apprendras ce genre de détails plus tard, si tu n’es pas mort d’ici là. Alors, qu’est-ce qui t’amène ici, dans le croupion de ce monde, à la rencontre d’une exilée parmi les tiens ?

[Sainan] – L’on m’a dit que vous saviez des choses, beaucoup de choses. Vous êtes l’agent infiltré des Brumes à Suigara. J’ai été promu Shima, c’est vers vous que l’on m’a envoyé pour achever ma formation, avant de revêtir le masque.

[L’As de Pique] – C’est donc ça, il faut que je m’occupe d’un nourrisson en soif de mort et d’excitation. Ou alors es-tu de la caste des Oubliés, de ceux qu’on a forcé à devenir des tueurs sous l’alternative unique de leur propre décès ?

[Sainan] – Désolé, je ne connais pas toutes ces querelles intestines. Tout ce qui m’importe c’est de pouvoir me venger. J’imagine que mon cas n’est pas des plus rares chez ceux de votre espèce.

[L’As de Pique] – Stupidités évidentes, perte de temps et de salive… Tous ceux que nous sommes, sommes mus par la vengeance. Quel autre sentiment peut-il satisfaire le risque quotidien de sa mort avec une telle exaltation ? La question qu’il faut que tu te poses est la suivante : es-tu de ceux qui pensent protéger les siens par ses actes, qui se couvre d’illusions d’un bonheur dérivé de ses traques macabres et solitaires ? Ou fais-tu partie de ceux qui n’agissent plus qu’à la jauge de leur propre joie de retirer une vie, faisant même fi de la raison pour laquelle on l’ôte ?

[Sainan] – Je ne sais pas encore vous répondre. Je crois être des deux, pour l’instant.

[L’As de Pique] – Une moitié suffit pour grignoter l’autre rapidement. C’est que tu déjà es devenu un infréquentable, alors.»

Elle descendit de la table, de sa position étrange, comme une enfant qui aurait commis une bêtise. Puis, elle fit le tour de Sainan, sans le regarder, en sautillant parfois. Elle récupéra l’un de ses dés, et le posa au-dessus d’une carte de la famille des Piques. Elle montra le tout à Sainan, avec un intérêt tout particulier, presque incompréhensible.

[L’As de Pique] « Sais-tu pourquoi j’aime les cartes et les dés ?

[Sainan] – Non.

[L’As de Pique] – Ils sont l’incarnation ludique de l’aléa. Ma vie n’est qu’un jeu, la tienne aussi. Parfois, certains sont mauvais joueurs, alors ils perdent et sont exclus de la partie. Mais la partie continue, et d’autres joueurs naissent tous les jours dans le grand tarot du monde. Tu m’as l’air d’un joueur bien maussade. Si tu dois m’accompagner durant plusieurs mois, il va falloir que tu apprennes à prendre plaisir à la partie. Moi, je suis le Maître du Jeu. Je ne pleure jamais, je ne ris jamais.

[Sainan] – Mais… Qu’est-ce que ça…

[L’As de Pique] - … a à voir avec ta venue ici ? Je sais ce que tu penses. Je sais ce que tu comptes faire et comment tu comptes t’y prendre, parce qu’à l’instant où tu as pénétré cet endroit j’étais déjà maîtresse de notre petite partie de dominos. Pour toi comme pour beaucoup, j’ai passé le stade de la folie. D’aucuns appellent cependant cela le génie, ou l’extrême clairvoyance. Ne pose pas l’opprobre sur ce que tu deviendras peut-être à l’usure des années, au contact des pires horreurs qu’enfantent nos terres guerrières. Et prends cette phrase pour preuve d’un esprit encore un peu raisonné ; si Kiri t’a envoyé auprès de moi, c’est pour deux raisons : tu es un Shima talentueux et je suis une Oi-nin légendaire, ô combien malgré moi. Cependant tu dois être prévenu, j’ai plusieurs fois enseigné les dernières instructions à des aspirants, comme toi. Deux ont eu ma faveur pour leur titre, et l’un d’entre eux est mort une semaine après. La charge de mon nom d’Instructrice sur un dossier Shinobi ouvre surement les portes à une vie que le commun des mortels n’aura jamais connue, mais elle comporte un retour de flamme équivalent. Oh je parle beaucoup, on a déjà dû t’inciter des dizaines de fois à prouver ton manque de courage et de volonté à rejoindre les rangs sombres du Village, et si tu es là c’est que tu es intègre. Mais comme ça, toi et moi sommes certains que tu ne pourras pas te prévaloir de ta turpitude, si le crépuscule de tes jours se couche une dernière fois pour toi demain. »

Même si elle avait déjà beaucoup parlé, Sainan n’en savait toujours que très peu sur celle qu’on surnommait l’As de Pique. Le jeune homme préféra ne plus se laisser aller à des pensées insultantes à son égard, puisque visiblement elle savait lire en lui. Cette dernière perspective ne lui plut d’ailleurs pas du tout. Il se contenta alors de répondre avec calme à ses derniers mots, pour marquer son accord avec l’énoncé de sa drôle d’Instructrice.

[Sainan] « Je sais vers quel horizon je marche. Et j’en connais les risques. Je ne doute pas sur mon engagement, soyez-en certaine.

[L’As de Pique] – Soit. Sache que chacune de tes paroles en sera un, et que tu scelles dors et déjà par tes mots ce qui sera mon choix, de t’intégrer ou non sous la bannière des masqués de Kiri. A présent, je dois te raconter une petite histoire…