Mes yeux peinaient à faire le point sur la silhouette du temple qui se détachait devant moi, mais je pouvais affirmer qu’elle se rapprochait. Avec une lenteur affligeante cependant, tant ma démarche était chaotique. Mes pieds raclaient le sol à chaque pas et plusieurs fois je ne pus m’empêcher de trébucher, devant mon salut au mélange de la chance et de l’entraînement de mon père. Mon regard glissait sur le monde, mais il n’accrochait aucune autre image que l’objectif de mon voyage. Les étendues verdoyantes illuminées par le jour naissant m’apparaissaient comme de simples tâches verdâtres et tellement banales. Même les sons peinaient à m’atteindre, malgré la proximité avec la nature. Je n’étais qu’une épave à la dérive désirant plus que tout s’échouer et s’abandonner au repos pendant quelques temps...

Malgré mon état, la sensation d’une présence parvint à éveiller en moi un soupçon de méfiance. Relevant la tête, je pus distinguer la silhouette floue d’un homme chauve qui se rapprochait. Ce fut l’arrêt total. Instinctivement, mon corps prit une posture défensive comme s’il s’apprêtait à combattre le nouvel arrivant. Qui croyait-il berner ? Sa faiblesse était tellement évidente que cette simple position ne ferait que retarder peut-être d’un coup l’inévitable si combat il y avait... Et encore, c’était le meilleur des cas si cet homme ne représentait pas plus de danger que les bandits que j’avais déjà dû affronter sur le chemin. A quelques mètres, la silhouette s’arrêta, ne semblant guère impressionnée, et me lança simplement quelques mots, sur un ton étrangement neutre.

« Bonjour à toi, marcheuse du lointain! »

Que répondre à ça ? Une tentative pour m’amadouer ? Si tel était le cas, j’aurais aimé avoir l’air plus menaçante, au lieu de quoi mes bras se relâchèrent et retombèrent contre mes flancs. S’il devait en finir avec moi, qu’il le fasse rapidement, et que mon sommeil soit paisible. Il ne se fit d’ailleurs pas prier, et combla le vide entre nous. Sauf qu’il n’attaqua pas, venant simplement me soutenir. Qu’attendait-il de moi ?

« Si c’est de l’argent que vous voulez... N’ayant déjà pas de quoi manger... Vous pouvez toujours espérer... »

La voix qui sortit de ma bouche me sembla étrangement grave et étrangère. Ma gorge en fut douloureuse et je compris que le manque d’eau en était l’origine. Ça et le long trajet qui m’avait menée ici. Mais loin de le déstabiliser, cela parut plutôt l’amuser. Je ne voyais pourtant rien de possiblement drôle dans mes paroles. « Je suis moine. » Ce furent les paroles qui, pour lui, justifiaient son comportement. Pour moi cependant, cela ne signifiait absolument rien, mais mon regard interrogateur n’eut pour seul réponse un signe de tête m’invitant à avancer. Le silence s’installa rapidement pendant la lente progression qui semblait vouloir se finir au temple que je souhaitais atteindre. Cette situation me convenait, mais les questions finissent toujours par briser le calme.

« D’où viens-tu ? »

Celle-là, je m’y étais attendue : l’inévitable renseignement sur quiconque arrivant en terres inconnues. Mais à dire vrai, je ne savais pas vraiment quoi dire. Mon père nous avait fait vivre dans un certain isolement, loin d’ici. Dans quelle direction ? Ayant pris la route vers le nord en quittant la maison, si je ne m’étais pas trompée en chemin, ce devait être ça.

« D’un village au sud. Assez loin. »

« Je vois... On va commencer par te mener au temple pour manger et te reposer. Mais avant toute chose, te laver... »

Je me rendis alors compte que mon allure devait vraiment laisser à désirer. Et ce n’était pas la seule chose d’ailleurs. Combien de jours s’étaient écoulé depuis ma dernière halte dans une véritable auberge, avec la possibilité de se débarbouiller ? Avant d’avoir pu la situer, j’abandonnais, n’osant imaginer la crasse qui me recouvrait, tout comme l’odeur due à la transpiration et à l’effort. Il n’ajouta rien de plus, et moi-même ne trouvais rien à dire de plus. Ce fut en silence que nous arrivâmes devant le bâtiment religieux qui ne manqua pas de m’impressionner. Mais le calme de notre rencontre se brisa avec le brouhaha naissant dans les environs, notamment des enfants dont les paroles m’échappaient. Le moine me guida vers une salle de bain, m’intimant de l’attendre ici, avant de revenir avec serviettes et vêtements propres. Je lui en fus reconnaissant et profitai de l’intimité de la pièce pour étudier ce qui était advenu de mon corps. Plus mince encore qu’à mon départ, quelques marques par endroit qui ressemblaient aux vestiges de contusions. Je me lavai rapidement et retrouvai dehors l’homme qui m’avait aidé. Il me présenta quelques vivres que j’engloutis à une vitesse hallucinante et lorsqu’il me mena, quelques minutes plus tard, vers une chambre, je sombrais simplement dans le sommeil, en dépit de l’heure matinale...

Lorsque je me réveillais, l’atmosphère de la pièce était la même qu’à mon coucher. Ne pensant pas pouvoir dormir une journée complète, je crus d’abord que la nuit était en train de tombée, mais, m’extirpant sans bruit de la pièce, je fus surprise d’apercevoir les premières lueurs du jour. A cet instant, le moine reparut.

« Bonjour, bien dormi ? »

« Comme jamais depuis bien longtemps. »

« Allons-y alors. »

Sans un mot de plus, je me laissai guider...

Le duo monta les escaliers qui les ramenaient à hauteur de sol, vers la salle de prières aux tentures de toutes les couleurs, dont l'atmosphère oppressante décuplait l'odeur de l'encens qui leur attaquait les narines. Tenson avait beau avoir passé des années dans ce lieu, il ne s'était jamais vraiment habitué au nuage de fragrances grossières qui errait en nuage épais autour d'eux. La demoiselle qui l'accompagnait n'avait pas non plus l'air enchantée, aussi la guida-t-il vers l'extérieur, respirer l'air frais du petit matin.

Ses sandales prirent presque immédiatement l'eau de l'herbe dont la rosée n'avait pas encore disparu. Le moine adorait cette sensation qui le réveillait mieux que personne au petit matin, plus que tous les litres de thé qu'il avalait quotidiennement. D'un signe, il l'invita à commencer une petite marche matinale. Presque aussitôt, d'un air méfiant, elle lui demanda :

- Où allons-nous ?

- Je pensais te faire visiter le village, afin que tu t'y repères. Tu verras, la balade sera rapide, Kumo est encore jeune et les habitants peu nombreux.

Elle acquiesça, il sentit qu'il ne serait pas aisé d'obtenir sa confiance, mais il la comprenait. Sans même connaître son nom, il s'imaginait pourtant avec une certaine facilité les épreuves par lesquelles elle avait dû passer. Il avait sans doute vécu la même chose dans son enfance, avant que Kumo ne se dessine comme le lieu de sa convalescence. Le regard opaque, presque vide de cette jeune femme en disait bien plus que toutes les paroles qu'elle aurait pu prononcer. Après une minute de marche dans le parc, en silence, ils atteignirent les premières habitations.

Alors c'est très simple. Tu as une auberge en contrebas au bord du lac, qui sert essentiellement lors des pélerinages. Nous essayons de fournir un toit aux croyants qui nous rejoignent, mais nous n'avons pas assez de cellules pour accueillir tout le monde lors d'évènements importants. Un forgeron s'est installé un peu plus loin le long du ruisseau. Enfin, les petites maisons parsemées appartiennent aux shinobis ou au personnel embauché par le Daimyo pour faire tourner ce village.

Il pointa du doigt un chemin serpentant le long d'une colline qui s'enfonçait vers les hauteurs de la montagne.

- Un peu plus haut là bas, il y a le château du Daimyo, où il réside ainsi que ses suivants et sa garde. C'est également là que se trouve l'administration pour la petite troupe de shinobis de Kumo.

Tenson se retourna vers elle et d'un simple sourire, conclut sa présentation :

- Voilà, bienvenue à Kumo, demoiselle.

Il reprit immédiatement la route, en direction des maisons. A en croire les blessures de la jeune femme, ainsi que son allure, il avait compris qu'elle ne venait pas au temple pour les Dieux, mais plutôt dans l'espoir de trouver un travail. Malgré son allure maigrichonne, il avait pu d'un coup d'oeil apercevoir de petits bleus ou quelques contusions. Elle avait beau ressembler à une brindille, il n'y avait aucun doute qu'elle souhaitait rejoindre les rangs des shinobis des Nuages.

Un hochement de tête et la visite put commencer. Ce fut rapide, comme il me l’avait précisé, tant le village était de taille restreinte. Mais ce n’était pas un inconvénient. Au moins, me repérer devrait être aisé...

Les explications se succédèrent ainsi au fil des pas sans que ma voix ne se laisse écouter. Il n’y avait rien à dire et je ne savais absolument pas ce qui m’attendait par la suite. Aurais-je ma place dans ce village ou bien allais-je me faire renvoyer ? J’avançais dans un brouillard qui n’avait rien de rassurant. Mais heureusement, il y avait ce moine qui semblait se moquer de mon mutisme. Peut-être se doutait-il de ce que je pensais... Finalement, la visite prit fin en me souhaitant la bienvenue. Ce fut le seul moment où mon expression changea. De la surprise. Mais elle s’effaça très vite quand il me proposa de l’accompagner au château. Si tout ce qu’il avait raconté ne s’était pas emmêlé dans mon esprit, c’était là que vivait le chef de ce village. Etait-ce une occasion de me présenter en tant que combattante ? Ou bien pour m’expulser... Pour savoir, il fallait prendre le risque. Au moins, je serais fixée...

« Oui... »

Nous commençâmes donc à avancer en silence avant qu’une question finisse par franchir mes lèvres. Curiosité mal placée peut-être, mais cela me taraudait depuis qu’il en avait parlé.

« Quand vous dîtes rapport de mission, c’est pour le temps ? »

« Pas vraiment, c’est pour le village, comme les autres. »

Je pris quelques secondes de réflexion avant de poursuivre. En savoir plus sur le lieu pour lequel on comptait s’engageait pouvait toujours être utile.

« Mais vous êtes moine, non ? Ce n’est pas forcément compatible... »

Cette fois le moine s’arrêta pour m’observer, un léger sourire flottant sur ses lèvres.

« Parfois, compter sur les Dieux n’est plus suffisant et il faut agir pour que ce monde continue de progresser. »

Il reprit ensuite la marche vers le château tandis que je restais là, immobile, essayant de comprendre la portée de cette phrase sans y parvenir. Sans doute n’avais-je pas la sagesse nécessaire. Plus tard peut-être. Je le rejoignis donc en trottinant et nous finîmes le trajet en silence. Le château s’imposa devant nous et je suivis le moine qui entrait d’un pas assuré. Il se dirigea vers le bureau derrière lequel siégeait une femme dont la jeunesse était passée depuis plusieurs printemps déjà. L’homme lui rendit son rapport avant de faire demi-tour tandis que je restais encore une fois en arrière, fixant la réceptionniste. Il se retourna en ne sentant plus ma présence à ses côtés et ne broncha pas lorsque mes paroles brisèrent le calme des lieux.

« Je voudrais m’inscrire dans les forces du village. »

Un sourire se dessina sur le visage de la vieille femme, mais ce n’était pas celui, bienveillant, de mon guide. Celui-là révélait bien plus de malice. Elle se mit à chercher des papiers qu’elle me tendit en conservant cet air qui ne me plaisait pas vraiment.

« Après tout, si vous avez envie de vous faire briser d’un claquement de doigts... Nom et prénom. »

Sans répondre, je notais donc ces quelques informations. Elle les lut rapidement avant de reprendre la parole.

« Très bien Shiroi, allez dans la cour du château pour votre test. »

Après quoi, elle se tut et se concentra de nouveau sur ses papiers. Pendant ce temps, j’observais la pièce en cherchant une indication sur la direction à prendre, en vain, et finis donc par lancer un regard vers mon guide. Celui-ci sourit avant de m’inviter à le suivre. Je m’exécutai donc, sans poser de questions : Je devais être acceptée ou en bonne voie à présent, non ? Il me fit traverser plusieurs couloirs avant de retrouver la lumière du jour qui m’éblouit aussitôt. Lorsque mes yeux s’habituèrent à nouveau à la luminosité, ce fut pour découvrir une sorte de masse de muscles qui attendait là, sans bouger. Cela ne dura pas pourtant, se levant, il s’approcha de moi et, d’instinct, je reculai d’un pas. Ma réaction sembla l’amuser et il m’envoya une bonne claque sur l’épaule. Cela se voulait amical, mais j’eux l’impression qu’il allait me briser les os...

« Eh bien en voilà un défi ! Changer une brindille en combattante. Ça me plait bien... »

Son visage était jovial, mais très vite il se renfrogna.

« Donc passons aux choses intéressantes. Noda ! Viens par ici tu veux ? »

Le jeune homme qui s’avança ne devait pas être beaucoup plus vieux que moi. Cependant, il semblait plus athlétique, ou au moins plus puissant. Le physique que mon père aurait voulu me forger. L’expression que je lisais sur son visage m’était, par contre, totalement inconnue. C’était plus que du simple sérieux, peut être une volonté implacable de faire ses preuves mêlée à une certaine arrogance qui naquit en m’observant ? Ou peut-être était-ce du dédain ? Ça n’aurait rien de vraiment surprenant, c’était même devenu une habitude tant mes adversaires m’avaient méprisée. Je déglutis lentement tandis que l’instructeur, apparemment content de lui, tapa dans ses mains.

« Bien, tout le monde est là maintenant alors, allez-y... »