- Tu dors trop Lei Lei...

Elle ouvrit les yeux doucement, balaya la pièce d'un regard vif balancé furtivement de gauche à droite, mais ne put voir que le visage bienheureux de Takuan. D'un air félin, elle s'étira puis daigna répondre.

- Mmm... Quelle heure est-il ?

Le moine ouvrit les rideaux la séparant des rayons du soleil, qui descendaient peu à peu à l'horizon.

- Aux alentours de 18 heures. Tu n'avais pas prévu d'aider ton grand père pour la cérémonie du tournoi du village ?

La nouvelle la fit bondir d'un coup. Cet état d'alerte dura cependant fort peu longtemps, la migraine la rattrapant au galop. Sa tête lui semblait aussi lourde qu'une enclume, une paire de marteaux invisibles avaient décidé d'élir domicile du côté de ses tempes.

- C'est aujourd'hui ?

- C'est en ce moment même.

- Mince !

Elle bondit sur ses sandales d'osier, aggripa son kimono offert par Yanshun et d'un seul geste le noua vulgairement, sous le regard amusé de son ami.

- Saikai ?

- Elle est dans mes mains.

La petite guitare ornait les grandes paumes de son ami. En quelques minutes, la jeune femme fut prête à rejoindre la fête.

- Ah une dernière chose.

- Oui?

- Il faut vraiment que tu arrêtes de me faire boire de ton saké. Ca ne me réussit vraiment pas.

Son sourire trahit son mensonge. En réalité, elle avait adoré la nuit précédente, la sensation de liberté dans son corps, l'ivresse de l'insouciance, l'insouciance de l'ivresse. Malgré tout, Takuan leva la main droite et promit de veiller sur elle. Un mensonge aussi...

Lei Lei n'était arrivée que depuis trois jours, pendant lesquels elle avait surtout pris du repos et apprécié le confort du village après ces années d'errances solitaires dans le pays de la Foudre. Elle n'avait encore rien découvert du village ou de ses alentours, et ses seules rencontres s'étaient résumées à celle de ce général bourru en haut de la colline d'entraînement, qui lui avait permis d'obtenir un entretien avec le Raikage. Elle l'avait vu le lendemain, aux abords du temple, et la négociation s'était avérée rapide. Une membre Isatsu, aux talents militaires déjà fleuris, voilà qui semblait rare au village, où les membres de sa famille devenus sédentaires l'avaient fait plutôt pour les plaisirs de la belle vie paisible. Il l'avait nommé Juunin. Elle n'avait aucune idée de ce que cela signifiait, mais son grand père avait paru aux anges, elle n'était donc pas allé chercher plus loin.

Lorsqu'il fallut se repérer pour se rendre sur les lieux des festivités, le duo n'eut clairement pas besoin d'une carte. Tout le village se retrouvait proche de l'épicentre des évènements, situés au temple de Shiun ou bien un peu plus loin dans l'arène où de vaillants combattants gonflaient leurs pectoraux en l'honneur des Dieux. Lei Lei se contenta de se laisser porter par le flot de passants pour trouver le lieu des représentations scéniques, où elle avait été demandée. La pièce ayant commencé, elle n'osa pas rentrer en coulisses, et se contenta de longer la salle par la droite, pour arriver près des statues de pierre qui ornaient une partie de la scène. Les musiciens se trouvaient à l'arrière, dans le décor, pendant que les poètes et acteurs donnaient vie à leur histoire. La première scène ayant déjà débuté, Takuan et Lei Lei restèrent en retrait, mais lorsque la pause lui permit de bouger, elle en profita pour grimper sur l'une des statues, avant que Takuan ne lui lance Saikai. Ainsi équipée, lorsque le shamisen retentit non loin d'elle, elle fut prête pour improviser et accompagner la musicienne sans la moindre considération pour les normes esthétiques ou les accords paiens. La première note de l'arpège fit bondir des dizaines d'yeux vers la jeune femme qui ne le remarqua guère. La musicienne au shamisen ne s'en brusqua pas non plus, et trouvant l'accord des deux instruments tout à fait proportionné, continua de plus belle, répondant en écho au flot de notes de la guitare. Les flutistes s'en mêlèrent, et bientôt, une véritable salve d'émotions sonores envahit la pièce. Les poètes et leurs amis acteurs en oublièrent même de commencer. Pendant quelques instants, toute la scène fut plongée dans un état de transe ineffable, certains dirent plus tard qu'ils avaient pu toucher le Divin, faire communion avec Shiun. Lei Lei poursuivit avec insouciance, elle n'avait aucune idée que son intervention était autant remarquée, elle ne vivait cet instant que dans l'écho de son instrument, les doigts de sa main droite effleuraient avec délicatesse les cordes pincées par sa main gauche. La mélopée perdit doucement de son intensité, ne devint bientôt plus qu'un murmure lancinant, incitant à la prière et au recueillement. Lei Lei jouait de plus en plus bas, accompagnée par ses nouveaux amis dont elle reçut les sourires et le respect immédiat mais elle ne s'en était absolument pas rendu compte pour le moment. Depuis les premières notes jouées, elle avait fermé les yeux, comme à son habitude. L'expression de sa créativité mélodique se situait en elle, dès qu'elle lançait la première note sur le champ infini des sonorités, elle se créeait un monde en elle, loin des milliards d'aspects de la réalité qu'elle ne comprenait pas. Les poètes profitèrent de la descente sonore pour clamer leur épopée. L'histoire parlait d'un enfant, élu des dieux, venu sur terre pour répandre la parole céleste. Lei Lei n'en avait absolument rien retenu, elle était occupée, dans cet ailleurs où elle aussi, se sentait l'élue Divine.

Un certain sentiment de satisfaction l'envahit lorsque le tableau s'interrompit. Au moins avait-elle tenu sa promesse au vieillard. Lorsque l'arpège vint à ses derniers accords, elle rouvrit doucement les yeux vers la grande salle. Il lui sembla qu'elle était plus remplie qu'avant, embrumée par les encens qui répendaient une odeur âcre et écoeurante pour elle, qui n'avait jamais vraiment fréquenté les hauts lieux de la vie religieuse ou sociale Kuméenne. Les spectateurs semblaient étrangement silencieux, presque interdits, hypnotisés par la scène. De nombreux regards se tournaient vers la jeune femme, toujours assise sur la tête du bouddha statufié qui lui avait servi de perchoir improvisé. Soucieuse de ne pas éveiller les soupçons de blasphème, elle descendit rapidement par le dos de la statue avant de disparaître furtivement vers les tréfons des coulisses. Takuan resta dans la foule, le sourire aux lèvres. Lui savait qu'ils étaient ébahis, simplement, par le spectacle qui s'était déroulé sous ses yeux. Après tout ce temps passé sur les routes, à écouter les compositions improvisées de sa partenaire de voyage, il s'était habitué au virtuose de Lei Lei. Mais il se souvenait toujours de la première fois qu'il l'avait vu sortir Saikai de son étui, et qu'elle avait pincé les cordes de son instrument. Ce souvenir lui insuflait encore et toujours une étrange nostalgie et un sentiment de douce mélancolie qu'il appréciait particulièrement. Le moine s'imaginait la même scène pour tous ses pairs amassés dans la salle qui venaient de faire la même expérience à l'instant.

Lei Lei poursuivit son infiltration tranquillement, à la recherche d'une sortie dérobée. Elle n'aimait généralement pas devenir le centre de l'attention, bien qu'elle savait depuis tout ce temps que dès lors sa guitare sortie, elle opérait involontairement une sorte d'attraction qu'elle n'expliquait pas. Les coulisses de la scène formaient un petit dédale d'éléments de décor, de tissus et d'instruments de tout genre, entassés ça et là dans un chaos propre aux soirées de spectacle. Elle se faufila au hasard dans le bric-à-brac et tomba nez à nez avec la belle joueuse de Shamisen qu'elle avait croisé des yeux quelques minutes auparavant. Elle voulut aller lui parler, mais elle fut accaparée par les autres musiciens qui vinrent lui parler. Lei Lei n'osa pas se mêler à eux. Elle n'avait jamais été très douée pour les relations sociales, tout cela lui paraissait bien trop compliqué. Elle se remémora néanmoins son visage. Elle savait qu'elles se reverraient tôt ou tard, dans un si petit village que celui des nuages...
L'air frais de la nuit s'engouffra dans son col, la faisant frissonner. Elle voyait les passants se diriger vers l'arène où les phases finales auraient lieu très bientôt. Elle tourna les talons et partit dans l'autre direction, vers le Temple. Remercier Shiun pour cette nouvelle vie lui semblait bien plus important que de regarder les gladiateurs de l'arène...