Partir semblait définitivement la meilleure solution. Les convaincre n'avait pas pris plus de dix minutes. Takuan n’était pas le docile soldat de la mort qu'ils auraient espéré. Typique d'un Enfant de la Toile, de ce qu'en disent les anciens du clan. Trop exposés a une vie sans règles aussi fixes que celles du clan, ceux qui avaient vécu une partie de leur enfance hors des murs du mont Kido ne faisaient jamais de très bons assassins. Juste de quoi remplir les effectifs, combler les manques pour les missions les plus faciles, mais certainement pas disposés a côtoyer un jour l’élite et faire partie de ceux qui guident le clan de l'Araignée. Takuan en souriait, lorsqu'on lui rabâchait cette histoire sur les tatamis d'entrainement, lorsqu'il faisait semblant de ne pas savoir emprunter la bonne posture de combat, lorsqu'il feignait ne pas saisir le fonctionnement d'un arc ou d'un katana, qu'il se faisait pataud, brusque, indélicat. Bref, un élément a jeter, bon pour la poubelle et le menu fretin. Le fils de Seiko Toshiya avait déçu, et il en tirait une satisfaction immense. Kumo no Kuni, le village du temple, cherchait a bâtir une position stable, pérenne, et avait plus que besoin de nouveaux bras pour s’étendre. Lorsque Takuan proposa a sa mere de rejoindre les rangs du village a l'aune de cette nouvelle relation entre les Toshiya et le Daimyo de la Foudre, les deux parties s’entendirent presque aussitôt. Seiko ne savait plus quoi faire de Takuan, qui s'obstinait a refuser de donner la mort. D'un autre côté, il restait son fils, meme si l'amour s'exprimait d'une étrange manière dans une famille de tueurs. Envoyer le fils de la Premiere Sous le Ciel au village représentait un symbole suffisamment intéressant pour que le reste du clan le perçoive positivement, et peut être qu'il pourrait s'y rendre utile, la ou il n'avait représente que déception et frustration parmi les siens.

Pour Takuan, l’opportunité semblait presque trop belle. Depuis cette étrange conversion mystique de l’Araignée, le clan tuait plus que jamais, tout et n'importe quoi, au nom de ces divinités dont l’appétit sanguinaire l’étonnait. Avant d'avoir été arraché de sa famille, Takuan avait eu l'occasion de parler un jour avec son père, qui méditait derrière le dojo, sur la terrasse de bois qui surplombait les étendues verdoyantes de l'Est. Que faisait-il ? Il priait. Il priait qui ? Tout et rien, il priait, voilà tout. Et pour quelle raison ? Pour la paix, pour l'amour, pour la santé, pour la chance, pour toutes ces bonnes choses de la vie, il souhaitait qu'elles arrivent a tout le monde, sans distinction, amis comme ennemis, proches ou étrangers. Tout le monde méritait la vie, et la plus belle des vies. Mais qui étaient-ils alors ces Dieux , dont le culte versait le sang, répandait la mort ? Si le Toshiya savait ce qu'il quittait, ceux qu'il quittait, il espérait que sa destination ne recelait pas de pire situation. Peut être aurait-il l'occasion d'avoir une influence, aussi minime soit-elle, sur le cours des choses. Peut être ses connaissances en médecine pourraient lui permettre de sauver la vie de ceux qu'il serait censé opprimer. Takuan allait jouer un jeu dangereux, il s'en rendait compte, mais il suivrait les préceptes de son père jusqu'au bout, envers et contre tous. Envers et contre ces Dieux, s'il le fallait.

Takuan n'avait jamais possédé beaucoup d'effets personnels. Les quelques économies qu'il avait pu faire, il les resservait a la construction d'une maison au village des Nuages. Il parcourait ainsi les routes habillé d'un simple kimono de coton noir, qui enveloppait une robe blanche a la manière de celle des prêtres Zen qui parcouraient les routes du Sud. Un chapeau de paille pointu ornait une tête rasée de pres. Une barbe d'une semaine broussaillait tranquillement sur des joues un peu creuses, mais elle ne cachait jamais ce sourire permanent et cette sérénité qui étaient les siennes depuis tant d’années. Takuan inspirait la confiance et la sympathie, il le savait, il le souhaitait. Il en jouait parfois pour influencer les autres, leur redonner un peu de cette joie de vivre qu'ils avaient perdu dans les méandres de cette tragédie planétaire. Ses sandales d'osier le protégeait peu des aléas rocheux, mais il s'en contentait sans se plaindre.

Le chemin qu'il empruntait n'avait aucune route connue, pour la simple et bonne raison que de routes, il n'y avait guère dans le grand Nord. Le commerce semblait presque inexistant en ces terres. Une vie de nécessité, a manger, a boire, de quoi s'habiller, de quoi s'entretuer, voila ce qu'on trouvait sur les étals des marchands ou dans les fourneaux des forgerons. Takuan passa presque a cote de Kumo, le village naissant. Il ne dut son salut qu'a la rencontre de paysans qui connaissaient les environs et purent lui indiquer le Temple de Shiun. Il s'attendait a un gros village en début d'expansion. Il tomba sur une bourgade un peu boueuse, coincée entre un lac et une montagne, et dont le temple semblait ridiculement grand par rapport au reste. Aucun doute que des pillards tentaient d'en chopper les trésors, la structure de pierre blanche était vraisemblablement visible a des kilomètres de distance pour peu qu'on ne vint pas comme le Toshiya des forets du sud du village. Ainsi donc se dressait son nouveau foyer, celui pour qui il se battrait. Enfin, avant tout, il allait falloir trouver une bonne raison de le faire. Il répétait parfois le mot shinobi dans sa bouche, et riait presque aussitôt.

Avant d’être ninja, il serait un homme. Un homme profondément humain.

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